9 avril 2053

La ville est déserte. Seule la Police de la Pensée est autorisée à fouler les rues de la cité d’Utopia. Comme toujours, les télécrans font tourner en boucle les slogans de propagande suivants :

LA GUERRE C’EST LA PAIX

LA LIBERTÉ C’EST L’ESCLAVAGE

L’IGNORANCE C’EST LA FORCE

Mais depuis l’évènement du 4 avril dernier où certains camarades ont tenté de saboter le serveur central de la tour de Babel, un nouveau message est apparu :

CONTRÔLEZ VOS PENSÉES

ALTÉREZ VOS EMOTIONS

SUPPRIMEZ VOS OPINIONS

La Police est chargée de découvrir et punir les auteurs de ces crimes de pensée. J’ai peur… même si je ne fais pas partie du mouvement rebelle. Si quelqu’un tombait sur mon journal, il est certain que je disparaitrais à tout jamais.

Le journal de Valériane

10 avril 2053

Bien que la Police de la Pensée sillonne les rues de jour comme de nuit, nous observons par les fenêtres de plus en plus de tags des rebelles sur les murs de la cité.

Le Ministère de l’Amour a décidé de faire intervenir en renfort une garde spéciale, la MécaCops, afin de limiter drastiquement toute action de résistance contre le Parti.

Qu’arrive-t-il à nos camarades ? Pourquoi s’autorisent-ils toutes ces fantaisies ? Que se passe-t-il également dans ma tête ? J’ai l’impression de penser tout en sachant que cela est interdit. Je dois réussir à me contrôler et à réguler mes émotions.

D’ailleurs, tous les camarades d’Utopia ont réceptionné, sous la porte de leur entrée, une enveloppe dans laquelle était glissée une ordonnance permettant de doubler notre dose quotidienne de médicaments.

Je pense que le Ministère du bien-être comprend notre stress. Il souhaite davantage nous aider.

Merci BB.

11 avril 2053

Aujourd’hui, je pensais ne pas avoir la force d’écrire. Je me sens complètement vide et dénuée d’énergie. En rentrant de l’école, j’ai ouvert le réfrigérateur plusieurs fois sans savoir ce que je venais finalement y chercher. Mon père m’a regardé sans sourciller car il avait l’air d’être dans le même état que moi, le teint livide et le regard figé. Toute cette anxiété cumulée commence à nous bousiller le cerveau, je crois.

Nous n’avons plus le droit de nous rendre à l’extérieur, si ce n’est que pour emprunter les transports en commun afin d’étudier ou d’aller travailler. La MécaCops a contrôlé mon identité à l’aller comme au retour. De ce fait, je dois partir plus tôt pour ne pas arriver en retard. Ces rebelles nous mènent la vie dure. S’ils n’agissaient pas constamment contre BB alors nous n’en serions pas là actuellement.

Les déviances ne sont pas autorisées car nous devons préserver notre unité afin de garantir notre prospérité. C’est ce que notre Professeur n’arrête pas de nous répéter en classe. Et pourtant, certains en ont décidé autrement… N’ont-ils rien retenu de notre enseignement ?

J’allais oublier. On nous répète sans cesse que si on entendait un camarade avoir un comportement inadapté sans le dénoncer, on serait alors aussi coupable que lui. Est-ce que mes propres parents le révèleraient au ministère de l’Amour, s’ils tombaient un jour, par exemple, sur mon journal intime ? Et moi, oserais je également faire un choix entre trahir ma famille, un ami ou le Parti ?

12 avril 2053

Le week-end est enfin arrivé. Je vais en profiter pour me reposer et délaisser toute activité, en espérant me remettre sur pied. Il n’y a rien de nouveau sur le télécran : Juste des rediffusions des "2 minutes de l’Amour" et d’anciens discours de BB, qui n’a pas fait de nouvelle apparition télévisuelle depuis l’attaque de Babel. Il me manque. Il nous manque à tous. Je pense qu’il doit être mal en point et qu'il n'a plus la force de parler. J’espère qu'il va bien.

15 avril 2053

Étant coincée dans l’appartement durant tout le week-end, j’en ai profité pour aller fouiller dans les cartons qui appartenaient à grand-père. Je suis tombée sur un objet de l’ancien temps : une radio.

Je me suis empressée de la cacher sous mon lit, pendant que mes parents étaient postés devant le télécran du salon. Le Parti n’autorise que les musiques à la gloire de BB et a donc décidé d’interdire ce genre d’appareil. J’ai entendu dire que les rebelles utilisaient des émetteurs pour agiter nos pensées avec de la musique profane. Je me suis laissée tenter quelques instants à la faire fonctionner… pour découvrir une radio pirate.

Le message véhiculé était entrainant mais la musique de piètre qualité. J’ai eu trop peur de me faire surprendre. J’ai vite arrêté mais depuis je ne cesse d’y penser. Il faut que je réessaie.

16 avril 2053

Hier soir, à la radio, j’ai entendu l’animateur parler d’une ville qui ne serait peuplée que de filles. Pourtant, à l’école, on nous a toujours indiqué que personne ne pouvait vivre au-delà des remparts.

Depuis les retombées radioactives de 2033, chacun doit porter un masque pour se rendre à l’extérieur, afin d’éviter de devenir malade ou difforme. Certains auraient-ils tout de même pris le risque de s’y rendre, et même de s’y installer ? A quoi doivent-ils ressembler ? Je n’ose l’imaginer …

17 avril 2053

J’ai passé une nuit blanche à écouter les ondes de radios pirates, au rythme effréné des nappes hypnotiques de synthés et de solos de guitares saturées. Ces vibrations sonores du temps d’avant et d’aujourd’hui raisonnent encore en moi, dans tout mon corps.

J’aimerais être comme Sanna, si libre et si électrique. Si j’ai bien compris, elle habite là-bas, de l’autre côté : dans la ville en ruine. J’espère la croiser un jour. J’aurais tellement de questions à lui poser.

18 avril 2053

Comme chaque matin, devant le drapeau, le professeur nous demande de chanter le même hymne en faveur de BB. Je n’arrive plus à supporter cette ritournelle infantilisante depuis mes dernières découvertes nocturnes. Je n’arrive plus non plus à me conformer à ces uniformes, toujours de la même couleur. Je porte désormais un masque, mon sourire est faux.

Je rêve de partir, de m’évader. Qu’adviendrait-il pour mes parents si je décidais de les quitter ? Auraient-ils la moindre peine ? Éprouveraient-ils de la déception ? Je pense tout simplement qu’ils me détesteraient pour le simple fait de cette trahison envers le Parti et ses obligations.

J’aspire à découvrir le monde et ses horizons, là-bas, à l’Est d’Utopia.

19 avril 2053

Chers parents,

Je vous écris cette lettre, par l’intermédiaire de mon journal, pour vous dire au revoir. J’ai passé la nuit à chercher les mots justes pour vous exprimer ce que je ressens, mais je crains que même les discours les plus argumentés ne puissent saisir pleinement l’ampleur de mes sentiments à votre égard.

Depuis que je suis née, vous avez été mes piliers, mes guides, mes protecteurs. Vous m’avez enseigné les valeurs de loyauté, de discipline et de conformité à cette société dans laquelle nous vivons. Mais en dépit de tout l’amour que je vous porte, je sens que je dois suivre une voie différente. Un chemin m’appelle au-delà des limites étroites d’Utopia.

Je vous demande de comprendre que ce n’est pas par manque d’amour pour vous que je prends cette décision, mais par un profond désir d’explorer, de découvrir, de vivre ma propre vie. Dans notre quotidien régi par la surveillance et la répression, je me sens étouffer, comme si mes ailes étaient atrophiées, m’empêchant de m’envoler vers l’inconnu.

Je sais que vous serez inquiets pour moi, que vous craindrez pour ma sécurité. Mais je vous promets que je prendrai toutes les précautions nécessaires pour me protéger. Je ne partirai pas à la légère, mais avec détermination et résolution, prête à affronter les défis qui se dresseront sur ma route.

Je garderai toujours vos enseignements dans mon cœur, et je sais que vos conseils résonneront en moi, même lorsque je serai loin. Je vous en supplie, ne soyez pas fâchés ni blessés par ma décision. C’est avec un amour infini que je vous dis au revoir, dans l’espoir que nos chemins se croiseront à nouveau un jour.

Je vous aime plus que les mots ne peuvent le dire, et je vous emporterai toujours avec moi, où que je sois.

Valériane