Aujourd’hui, c’est le quatrième anniversaire de son arrivée au Refuge. Je n’oublierai jamais ce jour-là. Elle avait l’air si petite et si frêle, debout dans le grand hall froid, enveloppée dans un vieux manteau qui pendait sur ses épaules, comme une cape trop lourde pour elle. Personne ne savait d’où elle venait, et personne ne lui a demandé. Madame Brissac l’a simplement appelée « l’orpheline » et lui a dit de suivre Mère Supérieure jusqu’au dortoir.

Elle n’a jamais dit uns seul mot. Les autres filles la regardent de loin, chuchotant parfois des choses que je ne veux pas entendre. « C’est une muette », disent-elles. « Elle n’a même pas de nom. » Mais je sais que c’est faux. Elle a un prénom, mais elle le garde secret, comme un trésor qu’elle refuse de partager.

La vie au pensionnat est dure, stricte. Chaque jour se ressemble, rythmée par les cloches qui dictent nos moindres mouvements. Réveil à l’aube, prière, petit-déjeuner. Les cours sont longs, et le travail dans les cuisines est épuisant. Il n’y a pas de place pour la joie ici, juste des règles à suivre et des punitions pour celles qui ne les respectent pas. La Mère Supérieure est implacable, son regard perçant chaque fois qu’elle passe près de nous. J’ai appris à garder la tête baissée, à ne pas attirer l’attention. C’est le seul moyen de survivre ici.

Mais la fille sans nom… elle ne fait pas semblant. Elle se tient droite, son visage impassible, même quand elle est réprimandée. Elle obéit sans même sourciller, ses yeux fixés sur un point invisible, quelque part loin d’ici. Je me demande souvent à quoi elle pense. Parfois, j’ai l’impression qu’elle n’est pas vraiment là, qu’elle s’évade dans un autre monde où les règles du Refuge n’existent pas.

Je lui ai parlé une fois. C’était un soir d’hiver, quand le vent sifflait à travers les fenêtres mal fermées du dortoir. Je n’arrivais pas à dormir, alors je me suis approchée de son lit. Elle était allongée sur le dos, les yeux grands ouverts. Je lui ai murmuré :

« Comment tu t’appelles ? » Elle m’a regardée, et pendant un instant, j’ai cru qu’elle allait répondre. Mais elle a simplement fermé les yeux, tourné la tête de l’autre côté, et je suis retournée à mon lit, le cœur lourd.

Elle est un mystère, une énigme que personne ne cherche à résoudre. Mais moi, je veux comprendre. Pourquoi est-elle ici, seule, sans nom, sans passé ? Je sens qu’il y a une histoire derrière ses silences, une histoire que personne ne connaît. Peut-être qu’un jour, elle me la racontera. Peut-être qu’un jour, je serai assez courageuse pour demander encore.

Mais pour l’instant, je continue de l’observer de loin, comme toutes les autres. Nous vivons dans ce monde d’ombres et de silences, où chaque journée se fond dans la suivante. Mais même dans cet endroit sombre, elle brille d’une lumière étrange : La fille sans nom.

Journal d'Ernestine : 16 août 1953

"La Fille sans nom"