Le Refuge du cygne chancelant était une grande bâtisse, austère et imposante, qui se dressait comme une vieille forteresse abandonnée, accolée à une petite église, au milieu des bois. Les fenêtres étaient étroites, les couloirs sombres, et le silence régnait souvent, brisé seulement par le bruit des pas sur le sol en bois craquant.

Dans le dortoir des filles, au dernier étage, l’atmosphère était bien différente. Des rires étouffés et des chuchotements se faisaient entendre, à peine dissimulés sous les couvertures usées. Des lits de ferraille étaient alignés en deux rangées sous un plafond bas, et ce soir-là, toutes les pensionnaires étaient encore éveillées, malgré l'interdiction stricte de la Directrice du pensionnat et de la Mère Supérieure de parler après l'extinction des feux.

Alice, la plus grande du groupe, était assise en tailleur sur son lit, une chandelle vacillante posée sur sa table de chevet. Son ombre dansait sur les murs et donnait à la pièce une allure presque irréelle. Autour d'elle, les autres filles l'écoutaient avec attention. Même les plus jeunes étaient captivées, leurs grands yeux s'ouvrant dans l'obscurité.

« Vous savez ce qui est arrivé à Annabelle Lee, n’est-ce pas ? » demanda Alice d’une voix mystérieuse.

Un frisson parcourut le groupe. Annabelle Lee, une ancienne pensionnaire de l’orphelinat, avait disparu des années plus tôt, et personne ne savait vraiment ce qui lui était arrivé. Les rumeurs allaient bon train, et certaines filles prétendaient l'avoir vue errer dans les couloirs lors de certaines nuits de pleine lune.

Justine, une fillette de neuf ans au visage doux et aux boucles blondes, serra un peu plus fort son oreiller contre elle.

« On dit qu’elle est encore ici… » murmura Alice, regardant furtivement autour d’elle, comme si elle craignait qu’un fantôme ne l’entende. « Qu'elle rôde dans les sous-sols, prisonnière d'une vieille malédiction... »

Louise, une autre fille à la langue bien pendue, se pencha en avant, le visage blême mais avide d'en savoir plus. « Qu’est-ce qui lui est arrivé, Alice ? Raconte ! »

Alice sourit légèrement. Elle savait exactement comment captiver son public.

« Il y a plusieurs années, bien avant que nous arrivions ici, Annabelle Lee, une orpheline, vivait entre ces mêmes murs, tout comme nous. Elle n’avait que treize ans, et elle aimait explorer les moindres recoins du pensionnat. Mais elle n’aurait jamais dû aller dans le vieux grenier… » Sa voix se fit plus basse, comme un souffle à peine perceptible. « Il paraît que dans ce grenier se cache un vieux miroir. Un miroir maudit. »

Les plus jeunes pensionnaires échangèrent des regards inquiets.

« La légende raconte, » continua Alice, « que ce miroir montre des choses… des choses que personne ne devrait voir. Un soir de tempête, Annabelle Lee est montée là-haut, seule, avec une chandelle, comme celle-ci. » Elle désigna la petite flamme vacillante à côté d’elle, qui créait des ombres angoissantes autour de son visage. « Elle voulait prouver à tout le monde qu'elle n’avait pas peur. Mais quand elle a regardé dans le miroir… elle n’a pas vu son reflet. Elle a vu… autre chose. »

« Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a vu ? » s'enquit Louise, les yeux brillants d'une curiosité angoissée.

Alice fit une pause dramatique, laissant le suspense s’installer.

« On ne sait pas exactement. Certains disent qu’elle a vu une version plus vieille d’elle-même, qui la fixait avec des yeux vides et sombres. D'autres disent qu'elle a vu des silhouettes étranges derrière elle, des ombres qui n’étaient pas humaines. Ce qui est sûr, c'est qu’elle a crié. Un cri si aigu qu’il a résonné dans tout le Refuge réveillant tout le monde. Quand les surveillantes sont arrivées, Annabelle Lee avait disparu. La seule chose qu’elles ont trouvée, c’était la chandelle renversée et le miroir intact. »

Le silence tomba sur le dortoir. Les plus petites se blottirent sous leurs couvertures, tandis que les plus grandes, tentant de paraître courageuses, n'osaient pas admettre à quel point l’histoire les effrayait.

« On dit que parfois, la nuit, quand tout est silencieux et que tout le monde dort, on peut entendre ses pas dans le grenier. Ou qu’on peut apercevoir son reflet dans les miroirs du pensionnat, même quand il n’y a personne. »

Justine, qui n'avait jamais apprécié les histoires de fantômes, murmura d’une petite voix : « Tu crois qu’elle reviendra ? »

Alice haussa les épaules, un sourire en coin. « Peut-être. Après tout, elle n’a jamais quitté cet endroit, non ? »

À ce moment-là, un craquement sourd résonna dans le couloir juste à l'extérieur du dortoir, suivi d'un bruit de pas feutrés. Les filles sursautèrent, certaines poussèrent de petits cris étouffés.

« C’est… c’est sûrement la Mère Supérieure, » balbutia Louise en se glissant sous ses couvertures.

Mais Alice, elle, resta immobile, fixant la porte du dortoir. « Peut-être que c’est le fantôme d’Annabelle Lee… » chuchota-t-elle d’une voix si basse que seules les filles les plus proches purent l’entendre.

Les pas s’arrêtèrent juste devant la porte. Pendant une longue minute, personne n'osa respirer. Le temps sembla suspendu, comme si le pensionnat entier retenait son souffle.

Puis, lentement, les pas s'éloignèrent, laissant derrière eux une traînée de silence glacé.

« C'était peut-être juste le vent… » tenta de se rassurer Justine.

Mais personne ne répondit. Les regards étaient figés sur la porte fermée, comme si toutes redoutaient ce qui pourrait arriver si elle s'ouvrait à nouveau.

Finalement, Alice souffla doucement sur la flamme de la chandelle, plongeant le dortoir dans l’obscurité totale.

« Bonne nuit, » murmura-t-elle. Mais ses mots flottèrent dans l'air comme une promesse sinistre, alors que le dortoir tout entier sombrait dans un sommeil agité, peuplé de rêves troublants et de silhouettes sans visage.

Le lendemain matin, aucune des filles n’osa mentionner ce qui s'était passé, mais toutes évitèrent soigneusement de se regarder dans les miroirs. Juste au cas où Annabelle Lee les y attendrait, quelque part entre les ombres et les reflets.

Faites de beaux rêves